La modération et le marketing digital Jérémie Mani – CEO Netino
Aujourd’hui sur Bannouze on va parler modération. Quelle est la place de la modération au sein d’une stratégie digitale ? Comment un annonceur peut modérer sans limiter la liberté d’expression ? La levée de l’anonymat est-elle le remède miracle pour régler tous les problèmes ?
Nous avons la chance de recevoir Jérémie Mani, président de Netino, afin de faire le point sur la modération et le marketing digital. Bonne écoute !
Bannouze (B) : Bonjour Jérémie, merci d’être le 10ème interviewé sur le podcast Bannouze. Ecoute, on va commencer par une question très simple : est-ce que tu peux te présenter et peut-être présenter ton parcours ?
Jérémie Mani (JM) : Depuis la maternelle, ou, euh (rires) ? Non, plus sérieusement donc, je suis Jérémie Mani. Je suis entrepreneur dans le web depuis, depuis toujours en fait. Dès la dernière année de l’école de commerce. C’était en 99-2000. A cette époque j’ai créé avec quelques camarades une première société dans l’e-mail marketing qui ma amené jusqu’à 2010. Et en 2010, deuxième aventure entrepreneuriale aux côtés de Jean-Marc Royer dans la société actuelle qui est Netino, qui est une société spécialisée dans les réseaux sociaux et plus spécifiquement la modération et le premier niveau de réponse sur les réseaux sociaux.
B: Est-ce que tu peux nous donner une définition de la modération ?
JM : Alors stricto sensu la modération ça consiste à relire ou visionner un contenu publié par un internaute, par exemple sur une page Facebook – mais ça peut-être sur un forum ou ailleurs – et, décider s’il faut le retirer ou pas. Donc très concrètement une insulte va être retirée parce qu’elle ne correspond pas à la charte de modération de l’espace de dialogue sur lequel on se trouve ; une critique constructive est tout à fait acceptable. C’est le rôle du modérateur de s’assurer que ce qui reste en ligne est acceptable par toute la communauté, donc que la conversation peut se faire, peut se dérouler, dans de bonnes conditions pour tout le monde.
B : La modération, ça s’adresse à une multinationale ? A une PME ? A qui ça s’adresse ?
JM : En théorie à toute société qui veut un peu protéger un peu son image et celle de sa communauté et qui a un espace ouvert sur un réseau social ou un forum ou un blog ou tout autre. Dans les faits c’est plutôt les grosses sociétés qui utilisent ce type de services-là ; les médias historiquement, depuis de nombreuses années ; et les grandes marques depuis lors qu’elles ont commencé investir massivement dans Facebook, dans Instagram ou dans Youtube notamment (je cite pas Twitter volontairement parce qu’on ne peut pas modérer mais on peut répondre). Et donc dès lors que ces grandes marques investissent sur les réseaux sociaux il y a une formidable opportunité de dialogue avec leur communauté, que ce soit des clients, des prospects, des fans, hum, mais aussi un risque de débordement parce que dans le lot vous allez toujours avoir quelques grincheux qui vont préférer insulter plutôt que débattre et ses gens-là ne sont pas désirés sur les pages.
B : D’accord. Ça veut dire que toi tu es en relation avec le pôle social des entreprise ?
JM : Généralement c’est le pôle social, c’est à dire le community manager, le social media manager, mais c’est souvent un petit peu plus large que ça puisqu’on est en contact avec l’ensemble du pôle communication et aussi le pôle service client puisque sur un espace il peut y avoir des gens qui viennent se plaindre – à juste titre – d’un défaut de service, d’un problème avec un produit. Ces gens-là attendent une réponse. Deux cas de figure : soit ils l’ont fait avec moult insultes et agressivité et là on va retirer leurs propos et leur conseiller de le republier, entre guillemets, de façon “plus courtoise” ; soit le propos est complètement acceptable et on peut aider le community manager ou le service client à répondre, notamment dans les questions les plus simples.
B : Quelle est la place de la modération au sein d’une stratégie digitale ?
JM : L’idée de la modération c’est de faire en sorte que tout le monde se sente à l’aise sur l’espace de dialogue. Ce serait un non sens de, d’ouvrir une page Facebook, de, d’acheter beaucoup de publicités pour faire venir plein de gens, pour publier, pour avoir des posts magnifiques créés par une belle agence par exemple, ou en interne, et derrière que l’expérience globale soit gâchée par quelques douzaines d’individus qui viennent insulter la marque, qui viennent critiquer, qui viennent troller. Donc on est plus dans un réflexe défensif de se dire : on a cette opportunité de dialogue, on veut que tout le monde puisse s’exprimer, les critiques sont les bienvenues, pas les insultes, pas la diffamation, pas les appels à, au boycott ou je ne sais quoi s’ils ne sont pas argumentés. Donc le modérateur il vient en appui du community manager. C’est souvent une tâche qui est jugée indispensable d’un côté pour les raisons qu’on a évoqué, à faible valeur ajoutée de l’autre, il faut être honnête, parce que quand c’est bien fait personne ne s’en rend compte. Personne ne dit « ah il y a une super modération aujourd’hui : je n’ai pas vu d’insultes. »
, par contre c’est un vrai travail. Donc le community manager généralement n’a pas le temps de faire ça lui-même, ou alors n’est pas forcément très réactif, parce qu’il a moult autres choses à faire. Et donc c’est une répartition des rôles assez naturelles de confier à un modérateur cette tâche-là.
B : Quelle est la méthodologie pour modérer ? Vous mettez en place une charte entre l’entreprise et vous ? Qu’est-ce que vous faites ?
JM : Il y a une charte de modération qui est faite dès le départ, dès les début de la collaboration. Il faut visualiser un document qui peut faire peut-être 20-30 pages word avec des chapitres (le chapitre diffamation, le chapitre insultes, le chapitre vulgarité) et des exemples de choses qui passent ou qui passent pas.
Alors je vais peut-être me permettre de dire deux-trois grossièretés, mais, pour prendre un exemple un peu bateau : si quelqu’un écrit « ah c’est con ce qu’il t’est arrivé hier, t’as pas eu de cul. »
Voilà. Il y a le mot “con” et “cul”. C’est pas forcément des mots très jolis. Néanmoins, pour un certain nombre de marques ça passe sans problème : c’est, c’est un peu fleuri mais ce n’est pas agressif envers quelqu’un. Pour d’autres qui ont une image un peu plus chiadée, on peut par exemple penser à une page Facebook dans le luxe, c’est pas évident qu’ils acceptent ce type de propos-là. C’est pas l’image qu’ils ont envie de donner et le type de, la façon de s’exprimer qu’ils attendent de leur communauté, parce que, c’est vrai, qu’il y a d’autres façons plus jolies, ou polies de s’exprimer. Donc tout ça se calibre dans une charte de modération.
L’objectif de la charte c’est d’encadrer la subjectivité inhérente au travail de modérateur. Parce que, si vous prenez ce propos que je viens de citer, et que vous le publié un lundi midi, et qu’il est accepté, il faut pas qu’il soit refusé le mardi minuit sous prétexte que ça soit pas le même modérateur, et qui lui n’aura pas eu la même notion de la vulgarité. Donc ça implique vraiment d’encadrer les choses avec le plus grand nombre d’exemples possible pour que le modérateur il puisse se rattacher à des exemples dans son verdict.
Bien évidemment, ça n’efface pas les zones grises. Ça sera in fine au modérateur de trancher mais il y a un corpus de règles communes qui s’applique pour l’ensemble de l’équipe s’ils sont plusieurs.
B : Pour ouvrir un petit peu le débat : est-ce que les internautes ont conscience que la loi s’applique sur internet ?
JM : En tous cas ça ne les, s’ils en ont conscience, ils n’en sont pas très effrayés, on peut dire aujourd’hui, hein, qu’il y a un quasi unanimement un sentiment d’impunité, totale de la part de, d’un grand nombre de gens.
Alors, il faut, il faut voir que lorsqu’il y a des insultes racistes, par exemple, c’est hors la loi. C’est interdit. Un propos révisionniste, un propos homophobe, c’est interdit par la loi. Cela ne devrait pas avoir lieu sur internet. La seule raison aujourd’hui, à mon sens, qui fait que les gens tiennent ce type de propos, c’est qu’ils savent qu’il n’y aura aucune conséquence derrière ; c’est qu’ils savent que la probabilité qu’ils soient condamnés est extrêmement faible. Et que si un jour ils sont condamnés, c’est pas avant longtemps, pas avant une longue procédure dans laquelle ils auront plein de chances de s’en sortir et qu’au pire des pires des pires, ils vont s’en sortir avec 200-300€ d’amende, ce qui sera un moindre mal par rapport aux faits.Donc ça c’est un vrai problème parce que la loi elle s’applique sur Internet mais les gens de toutes façons savent que pour eux elle ne s’appliquera pas, en pratique on va dire. Elle s’applique en théorie, elle ne s’appliquera pas en pratique.
B : D’accord, très clair. Quelle(s) piste(s) toi tu vois pour améliorer en fait, Internet ? C’est à dire, est-ce que il faut parler de formation, il faut parler éducation ? Qu’est-ce que toi tu vois ?
JM : Il y a deux pistes concomitantes qu’il faut mener en parallèle.
Il y a la piste de l’éducation : alors dès l’école, certes, mais aussi auprès des adultes, parce que finalement une page Facebook, être actif sur Facebook ça n’existe que depuis quelques années et c’est relativement encore immature comme usage. Donc il y a un grand nombre de gens qui n’a pas les codes, et on peut supposer effectivement qu’ils parlent comme ils parleraient à des amis alors que ça peut être public. Hum, donc ça c’est pour les adultes.
Pour les enfants effectivement il faut comprendre qu’il y a des risques derrière ; que c’est pas parce qu’ils sont cachés derrière un écran qu’ils peuvent se permettre de dire, tout ce qu’il leur passe par la tête. Mais ça c’est le volet éducation, ça prend du temps avant de payer.
Et je pense qu’il est indispensable aussi qu’il y ait un volet répression, hum, dans lequel on montre des exemples de propos orduriers, mais plutôt des propos racistes, des propos antisémites, homophobes, ce que, tout ce que vous voulez, et qu’il y ait des condamnations. Et qu’on explique aux gens pourquoi ils sont condamnés, tout simplement parce que c’est la loi. Donc éducation d’un côté, répression de l’autre pour qu’on se rende compte que Internet n’est pas un espace si différent de l’espace public dans la rue, par exemple dans lequel personne ne, ça viendrait à l’idée de personne de crier dans la rue un propos anti-ceci ou anti-cela.
B : Et si finalement la solution c’était la levée de l’anonymat sur les réseaux sociaux ? Qu’est-ce que toi tu en penses ?
JM : C’est, c’est un débat. On lit beaucoup de choses là-dessus. Moi je crois pas que ce soit, aussi simple et je crois pas que ce soit réalisable.
Alors, premier constat : aujourd’hui je vous sors des milliers de cas de gens qui sont avec leur prénom, leur nom, leur photo, qui sont complètement, hum, révélés au grand public, il n’y a aucun anonymat derrière et qui, malgré cela, cela ne les empêche pas de tenir des propos qui sont hors la loi. Donc on voit qu’on ne réglerait pas l’ensemble du problème parce qu’il n’y a pas que des anonymes qui se permettent de tenir des propos répréhensibles.
D’autre part, imaginons qu’on veuille aller dans ce sens là : comment on ferait pour vérifier à chaque ouverture de compte sur Facebook que c’est bien la bonne personne avec la bonne carte d’identité ? Qui va faire ça ? Combien ça coûterait ? C’est juste impossible. Donc il faut pas partir sur cette piste là, hum, d’une part parce qu’aujourd’hui il y a des exemples qui montrent que ça ne suffirait pas et d’autre part parce que très probablement on ne pourrait pas le mettre en œuvre très concrètement. Il faut trouver d’autres pistes.
B : Est-ce qu’on est déjà entré en contact avec des qui avait des comportements complètements déplacés pour savoir finalement ce qu’ils pensaient ?
JM : Alors quelques uns en tous cas. Je sais pas s’ils sont représentatifs de l’ensemble mais on a plusieurs cas de figure.
Moi il y a un cas de figure qui, qui m’avait marqué, qui m’a fait sourire in fine mais pas au début. C’est quelqu’un qui, sur les réseaux sociaux, nous insultait, nous, modérateurs, et disait « on connaît votre adresse. On va venir vous casser la figure. » Il se trouve que cet individu était pas très masqué et on a pu retrouver son nom, son prénom, là où il habitait. On a appelé la gendarmerie de, de la ville qui nous a donné les coordonnées. On a pu parler à ce monsieur et même aller le rencontrer avec un journaliste qui a voulu mener l’enquête. C’était un monsieur charmant. C’était – ce qui est paradoxale avec ce que je viens de vous dire – c’était un retraité qui avait juste envie de s’amuser et qui disait, voilà, « je vais foutre un peu le bordel » (prononcé avec l’accent du Sud) parce qu’il parlait comme ça, et ça l’amusait. Mais il ne comprenait pas derrière que ça créait une angoisse chez des gens comme vous et moi, normaux, qui font juste leur travail.
Donc on voit que dans certains cas la parole, c’est pas qu’elle dépasse les pensées, c’est qu’elle n’est même pas correspondante aux pensées. C’est, c’est un rôle que les gens se donnent.
Il y a d’autres cas de figure de gens qui sont bannis, après avoir émis des propos complètement outrageux. Donc la marque ou le média nous demande de bannir complètement ces gens-là. Et il arrive que certains nous appellent, alors heureusement c’est rare mais certains nous appellent et nous supplient de les réactiver en disant « mais non, vous ne comprenez pas, je suis actif sur cette page depuis des mois. Je connais tout le monde là-bas. Je suis obligé de changer de pseudo sinon. Ça va pas le faire. » Hum, et on lui, on lui explique, on peut-être d’erreurs donc on lui montre, on lui lit plutôt au téléphone l’ensemble des propos qu’il a écrit ces 12 derniers mois. Pour vérifier si c’est bien lui, qu’y a pas un piratage. On sait jamais. Et, et là il y a un grand blanc et y a un individu qui dit « oui, c’est vrai, j’ai du écrire ça. Peut-être que je me suis peu emporté. Je suis désolé. »
Donc pas une prise de conscience de la gravité des propos. Quand on dit qu’il faut « mettre tous les ceci ou cela à la mer », qu’il faut « aller tuer tout ceci tout cela », j’ai fait exprès de ne pas citer de catégorie de population, c’est grave quand même. Et, et en plus quand on ne connaît pas l’individu et que c’est écrit, c’est choquant. Donc y a pas le petit smiley qui corrige – qui serait pas forcément une excuse – mais qui au moins pourrait montrer que cette personne ne, ne pense pas ce qu’elle dit. Donc y a quand même un décalage par rapport à ça.
Et puis derrière il y a, on va dire, une troisième catégorie de population : les vrais racistes, les vrais trolls, les vraies personnes agressives qui assument complètement leurs propos ; qui n’ont aucun remord à les écrire et, au contraire, si elles s’écoutaient elles diraient « on est chez nous. On est en France. Je suis Français depuis X générations. J’ai quand même le droit de dire que, le grand remplacement ceci cela, etc. etc. »
B : Alors une petite question qui n’a rien à voir, enfin un petit peu quand même, mais : est-ce que c’est pas déprimant de modérer toute la journée du contenu de ce type sur, sur le net ? Comment toi tu le vis ?
JM : Ben on me pose la question. Écoutez ça fait 8 ans, 9 ans maintenant que je dirige cette société. Je crois que ça va. Alors c’est peut-être parce que ce n’est pas moi qui modère, mais on a des équipes qui sont assez stables.
Alors c’est vrai que y a un peu d’accompagnement psychologique à avoir. Ça va pas aussi loin que ce que un Facebook peut faire avec ses propres modérateurs parce que eux voient beaucoup plus d’horreur que ce que nous on voit. Nous on ne traite que des grandes marques, que des grands médias donc il y a déjà un filtre naturel qui se fait.
Non, mais après c’est un état d’esprit. C’est à dire que, il faut, quand on est modérateur, avoir un petit peu ce sens-là du, du sacrifice et se dire « tiens, là je viens d’enlever un propos mais outrageusement raciste, et bien “super” entre guillemets, je suis OK. Super, personne d’autre que moi ne le verra. Voilà. Peut-être que des dizaines d’enfants ou de, ou d’adultes, peu importe, qui auraient pu le voir si j’avais été un peu plus lent et qui ne vont pas le voir parce que je l’ai enlevé. Je sers à ça. »
Donc à partir du moment où on comprend le sens de ce qu’on fait, et ben c’est vu comme « “waouf”, à la fin de la journée j’en ai enlevé des pelletées de, de propos insultants et racistes mais j’ai un peu l’impression que le net est un peu plus propre qu’il ne l’était si je n’avais pas fait mon travail. »
B : merci beaucoup. On va terminer par une question rituelle : où est ce qu’on peut te, te suivre sur les réseaux ?
JM : Alors moi mon réseau social de prédilection c’est LinkedIn. Donc, tout le monde est bienvenue. N’hésitez pas à me faire un petit message. Normalement je n’accepte que les gens que je connais mais si vous me faites un petit coucou en me disant que vous m’avez entendu je serais ravi de suivre aussi votre actualité à vous. Je suis moins actif sur Twitter, Instagram ou Facebook. Donc à fond sur LinkedIn !
B : Merci beaucoup Jérémie.
JM : Merci.
B : Cet épisode de Bannouze est terminé. N’hésitez pas à le partager ou à le liker sur les différents réseaux. Pour nous contacter, retrouvez-nous sur Twitter alias Bannouze. A bientôt !